mercredi 4 septembre 2013

Cher humoriste,

Tu as la chance - ou la malchance - que je prenne un peu de temps pour t'écrire, car tu as publié - et depuis retiré - une vidéo intitulée "Le viol c'est (...) LOL". Vidéo que je trouve minable, et je vais t'expliquer pourquoi.



Peut-on rire de tout ? Peut-on rendre un sujet ignoble, drôle ?


Je suppose, oui.
Je suppose aussi que cela dépend du vécu des personnes qui reçoivent ou font une blague.
Je suppose que si l’on faisait une blague sur le cancer à quelqu’un qui se bat contre un cancer des ganglions, ça ne le rendrait pas hilare.
Je suppose que c’est une question d’état d’esprit et de recul sur les sujets abordés.

Mais y a-t-il des limites au récit humoristique ?

À mon sens il n’y en a qu’une : l’imprécision. Si un humoriste se lance dans un sujet tabou, comme le cancer par exemple, il faut qu’il n’y ait aucun doute sur le fait qu’il plaisante. Sinon c’est tout simplement odieux, encore plus ignoble que le sujet abordé.

J’estime avoir un grand sens de l’humour, je peux rire de beaucoup de choses, mais pas de tout. Par exemple, et ça tombe mal, les blagues sur le viol ne me font pas rire du tout.  
Pourtant j’ai cherché, j’ai cherché au moins un angle comique pour parler du viol, je me suis vraiment creuser la tête… mais rien, le vide. Tout simplement parce que pour parler du viol, il faut savoir qu’à la base, on ne se fait pas violer, mais qu’on est violé(e). Et avec un peu de chance on s’en sort, mais jamais complètement.
Et donc en sachant ça, est-ce qu’on peut rire de quelque chose qui atteint l’essence même de ce que nous sommes ?

Alors je suis d’accord, le principe du comique c’est de chercher le rire - ou au moins le sourire, - chez son public.  Ca ne va pas plus loin que ça. Il faut que ça fasse rire le plus de gens, tant pis pour ceux qui ne sont pas contents. Seulement qu’est-ce que tu fais lorsque non seulement tu ne fais pas rire, mais qu’en plus tu offenses, tu mets en colère, tu bouleverses… ne serait-ce qu’une partie de ton public ?! Et tout ça à cause d’une blague. Enfin, plutôt de ce qu’il y a derrière cette blague. Parce que, pour certaines personnes, et pour peu qu’elles aient un état d’esprit fragile, un mot peut tout faire basculer.

Donc toi, cher comique, qu’est-ce que tu fais des conséquences de ta blague ?
Imagine, une nana de 28 ans qui regarde ta vidéo, qui a subit des attouchements sexuels de ses 3 à 8 ans par son oncle, et qui ne s’en est toujours pas remis - tout simplement parce que ce n’est pas quelque chose dont on se remet - ; imagine l’état d’esprit dans lequel ce genre de propos peut la mettre. Le retour en arrière, la honte qui remonte à la surface, les souvenirs qui se (re)transforment en cauchemar, etc.
Imagine aussi que les victimes de viol ne sont pas les seules à pouvoir être offensées par tes propos.
Si tu avais fait des recherches qui ne se limitent pas aux excuses clichées que se donnent les violeurs pour expliquer leurs actes, tu saurais que les victimes de viol sont plus souvent des femmes que des hommes. Tu saurais aussi qu’une femme qui rentre seule à 2h du matin ne se dit pas « putain il fait un froid ! », mais « j’espère que je vais pas rencontrer de mecs bizarres sur la route ». Tu saurais aussi que, lorsque l’on rentre dans la puberté, nous les filles, avons le droit à différents discours concernant notre corps : discours sur les règles, sur la contraception, sur le comportement que l’on doit avoir… tout simplement parce que nous sommes rentrées dans l’âge sexuel. Et ses discours sont dictés par notre famille, et par notre société… à croire que nous ne sommes pas maîtresse de notre propre corps ! 
Ta mère à toi elle t’a dit de faire attention à bien traverser sur le passage clouté, ma mère à moi elle m’a dit de faire attention à ne pas sortir mon portable et de marcher très vite jusqu’à mon appartement, en cas « d’activités suspectes » - en gros j'ai un radar à mecs chelous et à gros lourdauds implanté dans la tête. Et si ce n’est pas ma mère qui me le dit, c’est le connard n°53 qui m’a sifflé dans la rue en disant que j’étais bonne et qu’il me baiserait bien. Parce que oui, il arrive un moment où l’on compte les regards vicieux dans le métro, les mains baladeuses, les phrases accrocheuses dénuées de toute romance… où on perd nos illusions et on devient méfiante. Et à juste titre. Je ne dis pas que nous sommes tout le temps vues comme des objets sexuels, je dis que le fait de montrer qu’on est sexy semble être pris pour une sorte d’autorisation à vouloir créer une empreinte physique ou psychologique sur notre corps. A partir de là se créée l’autoroute qui mène à la médiocrité masculine. Et encore, médiocrité est un joli mot.
Enfin bref, si je te dis ça, c’est pour que tu comprennes pourquoi je trouve ta vidéo minable. Et pourquoi, en tant qu'humoriste, tu es responsable de ton public. Tu es responsable de tes propos. Ce n’est pas quelque chose dont tu peux te défiler, tu dois faire face aux conséquences.

Je veux dire, la société nous prouve constamment qu’on n’a pas de contrôle sur notre corps car elle passe son temps à vouloir qu’on le change (mettez de la crème anti-rides à 25 ans, on sait jamais, il vaut mieux prévenir que guérir).
Une victime de viol a reçu la preuve physique (et pas forcément temporaire) que son corps ne lui appartient pas, et les conséquences psychologiques peuvent parfois mener au suicide.
Tu vis dans la même société que nous, non ?! Je ne t’apprends rien alors…

Etre humoriste c’est (entre autre) vouloir rendre moins sérieux des sujets qui le sont. D’accord.
Mais un humoriste drôle, c’est un humoriste documenté !
Tu devrais connaître la vision misogyne de la société, puisque tu es au courant des poncifs dégueulasses sur le sujet... Prendre un ton comique ne fait pas de toi quelqu'un de drôle.

Et surtout, pour moi, il n’y a rien de moins drôle qu’un humoriste ignorant.



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Des p'tits liens :

Tumblr : Je connais un violeur
Tumblr : Project Unbreakable (en anglais)

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