Tu as la chance - ou la malchance - que je prenne un peu de temps pour t'écrire, car tu as publié - et depuis retiré - une vidéo intitulée "Le viol c'est (...) LOL". Vidéo que je trouve minable, et je vais t'expliquer pourquoi.
Peut-on rire de tout ?
Peut-on rendre un sujet ignoble, drôle ?
Je
suppose, oui.
Je
suppose aussi que cela dépend du vécu des personnes qui reçoivent ou font une
blague.
Je
suppose que si l’on faisait une blague sur le cancer à quelqu’un qui se bat
contre un cancer des ganglions, ça ne le rendrait pas hilare.
Je
suppose que c’est une question d’état d’esprit et de recul sur les sujets
abordés.
Mais y a-t-il des limites au récit humoristique ?
À
mon sens il n’y en a qu’une : l’imprécision. Si un humoriste se
lance dans un sujet tabou, comme le cancer par exemple, il faut qu’il n’y ait
aucun doute sur le fait qu’il plaisante. Sinon c’est tout simplement odieux, encore
plus ignoble que le sujet abordé.
J’estime avoir un grand sens de l’humour, je peux rire de
beaucoup de choses, mais pas de tout. Par exemple, et ça tombe mal, les blagues
sur le viol ne me font pas rire du tout.
Pourtant
j’ai cherché, j’ai cherché au moins un angle comique pour parler du viol, je me
suis vraiment creuser la tête… mais rien, le vide. Tout simplement parce que
pour parler du viol, il faut savoir qu’à la base, on ne se fait pas violer, mais
qu’on est violé(e). Et avec un peu de chance on s’en sort, mais jamais
complètement.
Et
donc en sachant ça, est-ce qu’on peut rire de quelque chose qui atteint
l’essence même de ce que nous sommes ?
Alors je suis d’accord, le principe du comique c’est de
chercher le rire - ou au moins le sourire, - chez son public. Ca ne va pas plus loin que ça. Il faut que ça
fasse rire le plus de gens, tant pis pour ceux qui ne sont pas contents.
Seulement qu’est-ce que tu fais lorsque non seulement tu ne fais pas rire, mais
qu’en plus tu offenses, tu mets en colère, tu bouleverses… ne serait-ce qu’une
partie de ton public ?! Et tout ça à cause d’une blague. Enfin, plutôt de ce
qu’il y a derrière cette blague. Parce que, pour certaines personnes, et pour peu
qu’elles aient un état d’esprit fragile, un mot peut tout faire basculer.
Donc
toi, cher comique, qu’est-ce que tu fais des conséquences de ta blague ?
Imagine, une nana de 28 ans qui regarde ta vidéo, qui a subit des attouchements sexuels de
ses 3 à 8 ans par son oncle, et qui ne s’en est toujours pas remis - tout
simplement parce que ce n’est pas quelque chose dont on se remet - ; imagine
l’état d’esprit dans lequel ce genre de propos peut la mettre. Le retour en
arrière, la honte qui remonte à la surface, les souvenirs qui se
(re)transforment en cauchemar, etc.
Imagine
aussi que les victimes de viol ne sont pas les seules à pouvoir être offensées
par tes propos.
Si
tu avais fait des recherches qui ne se limitent pas aux excuses clichées que se
donnent les violeurs pour expliquer leurs actes, tu saurais que les victimes de
viol sont plus souvent des femmes que des hommes. Tu saurais aussi qu’une femme
qui rentre seule à 2h du matin ne se dit pas « putain il fait un
froid ! », mais « j’espère que je vais pas rencontrer de mecs
bizarres sur la route ». Tu saurais aussi que, lorsque l’on rentre dans la
puberté, nous les filles, avons le droit à différents discours concernant notre
corps : discours sur les règles, sur la contraception, sur le comportement
que l’on doit avoir… tout simplement parce que nous sommes rentrées dans l’âge
sexuel. Et ses discours sont dictés par notre famille, et par notre société… à
croire que nous ne sommes pas maîtresse de notre propre corps !
Ta mère à
toi elle t’a dit de faire attention à bien traverser sur le passage clouté, ma
mère à moi elle m’a dit de faire attention à ne pas sortir mon portable et de
marcher très vite jusqu’à mon appartement, en cas « d’activités suspectes » - en gros j'ai un radar à mecs chelous et à gros lourdauds implanté dans la tête. Et si ce n’est pas ma mère qui me le dit, c’est le connard n°53 qui m’a sifflé
dans la rue en disant que j’étais bonne et qu’il me baiserait bien. Parce que
oui, il arrive un moment où l’on compte les regards vicieux dans le métro, les
mains baladeuses, les phrases accrocheuses dénuées de toute romance… où on perd
nos illusions et on devient méfiante. Et à juste titre. Je ne dis pas que nous sommes tout le temps vues comme des objets sexuels, je dis que le fait de montrer
qu’on est sexy semble être pris pour une sorte d’autorisation à vouloir créer
une empreinte physique ou psychologique sur notre corps. A partir de là se
créée l’autoroute qui mène à la médiocrité masculine. Et encore, médiocrité est un joli mot.
Enfin
bref, si je te dis ça, c’est pour que tu comprennes pourquoi je trouve ta vidéo
minable. Et pourquoi, en tant qu'humoriste, tu es responsable de ton public. Tu
es responsable de tes propos. Ce n’est pas quelque chose dont tu peux te
défiler, tu dois faire face aux conséquences.
Je
veux dire, la société nous prouve constamment qu’on n’a pas de contrôle sur
notre corps car elle passe son temps à vouloir qu’on le change (mettez de la
crème anti-rides à 25 ans, on sait jamais, il vaut mieux prévenir que guérir).
Une
victime de viol a reçu la preuve physique (et pas forcément temporaire) que son
corps ne lui appartient pas, et les conséquences psychologiques peuvent parfois
mener au suicide.
Tu
vis dans la même société que nous, non ?! Je ne t’apprends rien alors…
Etre
humoriste c’est (entre autre) vouloir rendre moins sérieux des sujets qui le
sont. D’accord.
Mais
un humoriste drôle, c’est un humoriste documenté !
Tu devrais connaître la vision misogyne de la société, puisque tu es au courant des poncifs dégueulasses sur le sujet... Prendre un ton comique ne fait pas de toi quelqu'un de drôle.
Et surtout, pour moi, il n’y a rien de moins drôle qu’un humoriste ignorant.
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